Il nous raconta que la jambe avait d’abord été enterrée derrière la maison ; la femme du noble Lord lui a demandé d’y planter un arbre en guise de souvenir ; mais lui, songeant qu’à cet endroit, qui est public, un arbre risquait fort d’être détérioré ou abattu par des gamins, avait enterré la jambe dans son propre jardin, après l’avoir mise dans une boîte, un cercueil convenable. Les asters n’étaient qu’un ornement provisoire. En novembre, il planterait l’arbre : ce serait un saule – willow en anglais-. Oui, Monsieur, lui répondis-je, j’entends ; - l’arbre ; the wipping willow. Ce sera très pittoresque et très touchant ! Toute cette histoire est ridiculement comique ; pourvu qu’un loustic ne lui suggère pas qu’un laurier conviendrait mieux. Il avait composé une épitaphe pour la jambe ; le tailleur de pierre l’achevait ; mais il en avait une copie. Je le priai bien entendu de m’accorder la faveur de pouvoir en prendre connaissance ; après l’avoir parcourue avec toute la gravité désirable, je sollicitai également l’autorisation de la transcrire. Aussitôt il me donna la copie et je vis qu’il en avait une série d’autres qu’il utilisait sans doute aux mêmes fins. Voici l’épitaphe ; je la crois unique en son genre : « Ici fut enterrée la jambe de l’illustre, brave et vaillant comte d’Uxbridge, Lieutenant-Général de S.M. britannique, Commandant en chef de la cavalerie anglaise, belge et hollandaise, blessé le 18 juin 1815 à la mémorable bataille de Waterloo qui, par son héroïsme a concouru au triomphe de la cause du genre humain, glorieusement décidée par l’éclatante victoire dudit jour »
Je ne lui offris pas, en échange, l’épitaphe que j’ai faite sur le même
sujet : « Voici le tombeau de
la jambe de Lord Uxbridge. Priez s’il vous plaît pour le reste de son
corps. »
Il était trop fier d’avoir un tel dépôt dans son jardin, trop heureux
et trop grave dans son bonheur pour que je me fusse permis une telle
plaisanterie. Nous faisant entrer chez lui, il nous montra des taches de sang
sur deux chaises, nous raconta que Lady Uxbridge avait exprimé le désir de ne
jamais les voir s’effacer. Il fit venir le soulier et nous le montra en disant : « Voilà quel
petit pied pour un grand homme ».
Selon lui, une douzaine de chirurgiens avaient assisté à l’opération,
ce que je ne peux croire, car si les chirurgiens en service à ce moment avaient
été cinquante fois plus nombreux, il y aurait encore eu cinquante fois trop de
besogne pour eux. L’amputation eut lieu à onze heures du soir et prit dix
minutes ; à aucun moment le noble Lord ne manifesta ses
souffrances. »
Ce
témoignage ironise le côté un tant soit peu obséquieux du maître des lieux qui
sut tirer parti de cet événement particulier du 18 juin 1815.
Hyacinthe
Pâris décéda en 1823 mais les héritiers, conscients de la rentabilité de
l’affaire, continuèrent l’exploitation
du petit musée. Ils étoffèrent les collections en montrant la table où eut lieu
l’opération, le lit ou se reposa Lord Uxbridge… mais à quel moment les
véritables ossements furent-ils exposés dans une vitrine à côté de la
botte ? Ceux-ci étaient-ils cachés dans un tiroir de la maison d’Hyacinthe
ou furent-ils déterrés après la chute d’un saule couché par un ouragan ?
Aux
alentours des années 1860, le musée était devenu l’endroit incontournable pour
ceux qui visitaient le champ de bataille. On payait à l’époque un demi-franc
(or) pour en admirer les collections.
En
août 1878, le fis cadet de Lord Uxbridge, George Paget découvrit avec horreur
les restes de la jambe de son illustre père dans une vitrine, lors d’une visite
des lieux. De retour à Londres il réclame les ossements. La famille d’Hyacinthe
refuse, ce qui crée un quasi-incident diplomatique entre la Belgique et
l’Angleterre. Les héritiers sont sommés de les réenterrer mais ils cacheront la
jambe telle une relique. A la mort de l’arrière-petit-fils du garde forestier,
Louis Pâris, conservateur en chef de la Bibliothèque royale de Bruxelles, sa
veuve ignore tout du macabre dépôt. A la découverte de celui-ci en 1934, elle
invite sa servante à jeter le tout au fourneau.
Une
autre version des faits raconte qu’un banal petit article de la loi communale
fixant les attributions des bourgmestres en matière de sépulture, le
bourgmestre de Waterloo fut prié de faire respecter la loi. Et par conséquent,
on remit les restes de la jambe à la terre du cimetière de Waterloo.
Aujourd’hui
le musée de Wellington abrite une relique de cette histoire, la prothèse qui
remplaça la jambe dont il fut amputé.
Dans
le jardin de Jean-Baptiste Pâris on pouvait lire ce quatrain :
Au jour du réveil des morts,
Que j’aurai du chemin à faire,
Pour aller rejoindre mon corps
Qui m’attend en Angleterre.